Histoire maritime – Il y a 30 ans…

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Le Coudres de l’Île. Photo René Beauchamp

Le Coudres de l’Île. Photo René Beauchamp

C’était le 15 juin 1988. Vers 6 h du matin.

Il faisait jour depuis déjà une heure, mais le fleuve demeurait recouvert par un épais brouillard. Au centre de communications maritimes de la Garde côtière situé à Les Escoumins, le radar permettait au régulateur de trafic de « voir » ce qu’il ne pouvait pas voir aux abords de la station de pilotage. Le pétrolier NORCHEM en montant pour prendre son pilote. Plus loin vers l’ouest, le SIMON FRASER en descendant pour l’île Rouge.

L’ALGOWEST, un vraquier des Grands Lacs d’une longueur de 222,5 m, propriété la compagnie Algoma Central Corp. était déjà passé Les Escoumins en descendant et se dirigeait vers Baie-Comeau en provenance de Thunder Bay avec une cargaison d’environ 27 000 tonnes de grain. Lancé le 26 avril 1982, et conçu pour utiliser le maximum de la voie maritime du Saint-Laurent, l’ALGOWEST était ce qu’on peut qualifier un habitué de Baie-Comeau.

Un peu plus loin vers l’est, un autre navire faisait sa trace, cette fois en montant. Le COUDRES DE L’ILE, un caboteur en acier construit en Hollande en 1954 et qui appartenait depuis 1972 à l’Entreprise de Navigation de l’Isle Inc, des frères Joachin et Fernand Harvey de L’Isle-aux-Coudres.D’une longueur de 61 m et jaugeant 561 tonneaux, le navire avait quitté la veille le port de Sept-Îles avec une cargaison de 400 tonnes de carcasses d’automobiles et se dirigeait vers Côte-Sainte-Catherine, près de Montréal. Dans son cas, il n’avait pas besoin d’embarquer de pilote à nord. Il s’agissait d’un des derniers caboteurs naviguant encore sur le Saint-Laurent. Car en 1988, le camionnage a depuis plusieurs années fait disparaitre la plupart des petits armateurs. Mais les Harvey de L’Isle-aux-Coudres résistent et le COUDRES DE L’ILE poursuit son cabotage entre les ports du Saint-Laurent et des Grands Lacs.

À 130 milles nautiques de Québec, au large de Pointe-à-Boisvert, le fleuve est recouvert par un épais brouillard. Les radars de tous les navires en transit scrutent l’horizon à la recherche d’un danger quelconque, mais tout est tranquille.

Sauf peut-être à bord du ALGOWEST qui doit apercevoir un écho quelque part en avant.

Sauf peut-être à bord du COUDRES DE L’ILE qui doit également apercevoir un écho, quelque part en avant.

Deux navires ayant pourtant des destinations distinctes sont sur une route collision.

Le choc se produit à 12 milles à l’est de Les Escoumins. Joue contre joue, David et Goliath se sont heurtés. Sur le laquier, une légère éraflure. Pour le COUDRES DE L’ILE, le chronomètre est enclenché. De la timonerie de l’ALGOWEST, l’avant est pratiquement invisible et c’est tout juste si on distingue les deux mats du COUDRES DE L’ILE qui a instantanément pris une gite sur bâbord.

Dans la salle des machines du caboteur, le mécanicien de quart tente de s’enfuir en empruntant l’échelle verticale qui rapidement devient à l’horizontale. Les murs se transforment en planchers. Les marins qui dormaient profondément dans leur cabine il y a quelques secondes encore, réussissent sans trop savoir comment à sortir à l’extérieur. Le chrono s’accélère, le chavirement aussi.

Tout ce qu’on entend, c’est le bruit de l’eau et de l’air qui est expulsé avec violence des entrailles du navire. Le radeau de sauvetage est gonflé et les marins tentent de nager vers celui-ci. Un homme saute dans l’eau en tenant sa combinaison de survie toujours dans son sac. Le capitaine se retrouve pieds nus sur la coque retournée quand le navire subit un dernier soubresaut. Quatre-vingt-dix secondes se sont écoulées depuis l’abordage lorsque le COUDRES DE L’ILE disparait. Le radeau et certains des naufragés sont entrainés sous la surface pendant quelques instants. Dix personnes formaient son équipage, mais parmi les décombres qui flottent dans l’eau glacée, ils ne sont plus que neuf. Françoise Villeneuve, la jeune cuisinière du bord a disparu, aspirée par le bateau qui a coulé à pic par plus de 300 mètres de profondeur.

Les recherches entreprises par l’ALGOWEST, par la Garde côtière canadienne et par les aéronefs des Forces canadiennes n’ont jamais permis de retrouver la jeune femme âgée de 27 ans.

Malgré les radars sur les deux navires, malgré les lois et les règlements régissant la navigation par visibilité réduite, malgré la régulation de trafic maritime et les dispositifs de séparation de trafic, malgré les équipements de communication radio, il a eu abordage sur le fleuve Saint-Laurent, à 6h00 le 15 juin 1988, et le chronomètre s’est arrêté 90 secondes plus tard pour le COUDRES DE L’ILE et sa cuisinière.

Après avoir transféré les naufragés sur le SIMON FRASER, l’ALGOWEST a été autorisé à se rendre à Baie-Comeau afin de se décharger et d’évaluer les avaries à sa coque. Il a été réparé au chantier maritime de Port Weller Dry Docks, à St Catharines, Ontario et a repris sa navigation saisonnière. Puis, après avoir été modifié, après avoir changé de nom, après avoir battu quelques records, après de nombreux allers-retours entre les Grands Lacs et le fleuve Saint-Laurent, c’est le 16 juin 2016 que l’ALGOWEST a effectué son dernier voyage vers un chantier de démolition en Turquie….

Le Musée maritime de Charlevoix a souhaité partager cette page d’histoire avec les lecteurs du Charlevoisien. Car au-delà des couchers de soleil idylliques, des images à faire rêver montrant des navires de toutes provenances arrivant d’Afrique, d’Asie, d’Europe ou d’ailleurs, il y a ces moments où les équipages de ces navires doivent affronter la tempête, les incendies, les voies d’eau et les naufrages. Les eaux du Saint-Laurent ont parfois été cruelles pour ces marins dédiés à leur métier ainsi qu’à leurs familles.

Si le temps efface certains souvenirs, le Musée maritime de Charlevoix, dont le mandat est de conserver la mémoire de notre histoire maritime régionale, souhaite honorer ces hommes et ces femmes qui ont laissé leur vie à un fleuve qu’ils aimaient pourtant.

Aujourd’hui, 30 ans après ce naufrage, on se rappelle de Françoise Villeneuve, 27 ans, cuisinière à bord du caboteur COUDRES DE L’ÎLE.

– Collaboration spéciale d’Hubert Desgagnés Originaire de Saint-Joseph-de-la-Rive, était alors l’officier responsable du Centre de sauvetage maritime de Québec (Garde côtière canadienne) qui a coordonné les opérations de recherches. Maintenant retraité de la Garde côtière, il demeure impliqué dans le domaine maritime.

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